À 58 ans, Sani Yaya, ministre de l’Économie et des Finances depuis 2016, est devenu un membre incontournable du gouvernement togolais. L’ancien banquier, passé par Ecobank et le groupe ivoirien NSIA, a la réputation d’être un technocrate sérieux, maîtrisant ses dossiers. Face aux crises, le Covid-19 hier, les répercussions de la guerre en Ukraine aujourd’hui, le natif de la région de la Kara défend des mesures sociales, tout en insistant sur la maîtrise du cadre macroéconomique.
En marge de l’organisation de l’Africa Financial Industry Summit (AFIS, un événement organisé par Jeune Afrique Media Group), qui s’est tenu les 28 et 29 novembre à Lomé, Sani Yaya, toujours président de la Commission des ministres de l’Uemoa, était l’invité de Jeune Afrique et RFI. Conséquences de l’insécurité dans le nord du Togo, effets économiques des crises politiques en Afrique de l’Ouest, importance des banques africaines pour la souveraineté du continent, franc CFA ou encore bilan de la COP27… Sani Yaya livre son analyse des grands sujets du moment (un entretien à découvrir également en vidéo sur les chaînes YouTube de Jeune Afrique et RFI).
Jeune Afrique : Le nord du Togo est confronté à des problèmes d’insécurité, des militaires y ont été la cible d’attaques terroristes… Au-delà de l’aspect sécuritaire, améliorer les conditions de vie des habitants de ces régions doit-il, aussi, être une priorité ?
Sani Yaya : Absolument, c’est la priorité au plus haut niveau. La lutte contre le terrorisme se fait sur deux fronts, le front sécuritaire et le front social. L’objectif est d’apporter plus d’inclusion et, en même temps, de lutter contre l’extrême pauvreté et donc d’éviter qu’il y ait des tentations [de rejoindre des groupes jihadistes] au sein de ces populations. Nous avons mis en place un plan d’urgence pour la région des Savanes, qui va être étendu à l’ensemble du pays et qui se chiffre à 259 milliards de F CFA [395 millions d’euros]. Son objectif est de réduire les vulnérabilités et de construire les infrastructures sociales et économiques de base : écoles, dispensaires, pistes, ponts…
C’est un projet qui nécessite des investissements massifs. Comment votre gouvernement finance-t-il ce surcroît de dépenses ?
Notre budget 2023 [qui n’avait pas encore été voté au moment où l’entretien a été réalisé, NDLR] prend en compte l’ensemble de ces préoccupations et orientations. Près de 50 % du budget est consacré aux secteurs sociaux. C’est plus de 600 milliards de F CFA.
Mais ces dépenses non prévues ne viennent-elles pas bouleverser votre feuille de route, la mise en œuvre du plan national de développement ?
Je ne pense pas qu’elle soit bouleversée. C’est vrai, c’est un surcoût qui n’était pas prévu, mais nous devons y faire face, parce que le premier axe de notre feuille de route, c’est la paix, la sécurité et la cohésion sociale.
L’économie du Togo est-elle aussi touchée par les crises qui secouent les pays voisins, le Burkina Faso et le Mali, où les crises politiques s’ajoutent aux crises sécuritaires ?
Forcément, quand il y a des perturbations dans ces pays, nous sommes touchés. Notre port dessert tous les pays de l’hinterland, Burkina Faso, Niger et Mali. C’est pour cela que nous sommes depuis longtemps engagés dans la lutte contre le fléau terroriste, y compris lorsqu’il n’avait pas passé la frontière notre pays. Comme vous le savez, le Togo a des troupes sur différents théâtres d’opérations pour lutter contre le terrorisme : au Mali et en Centrafrique.
Il y a eu des sanctions prises contre le Mali. Celles-ci ont été levées au mois de juillet. Est-ce que c’était une bonne chose ?
Ce sont les chefs d’État qui ont décidé de lever ces sanctions. Ils ont jugé de manière unanime que le temps était venu. S’ils les ont levées, c’est que c’était opportun.
Les sanctions avaient des conséquences importantes, à la fois sur les populations maliennes, mais aussi sur les pays voisins. Est-ce que c’est cela qui a accéléré leur levée ?
Je ne fais pas de commentaire là-dessus.
En plus des crises sécuritaire et politique, l’Afrique doit lutter contre l’inflation, qui touche notamment l’alimentation et l’énergie. Le Togo a-t-il les moyens de cibler les plus démunis ?
N’oubliez pas notre résilience. En 2020, notre croissance a atteint 2%, alors que le monde – et même la sous-région – étaient en récession. En 2021, notre croissance était de 6 %, elle est de 5,8 % cette année, et nous projetons 6,6 % l’an prochain. Nous nous donnons les moyens pour pouvoir faire face à ces vulnérabilités. Quant à la lutte contre la pauvreté, elle reste prioritaire. Dans le budget 2023, les secteurs sociaux voient d’ailleurs leur part augmenter d’environ 4 à 5%.
Cependant, les subventions – par exemple celle qui concerne le carburant – ne sont pas toutes fléchées vers les plus pauvres. Ces aides atteignent-elles leur cible ?
Nous sommes effectivement en cours de réflexion sur cette question. Nous voulons de plus en plus cibler la couche la plus vulnérable de la population. C’est pour cela qu’il y a différents projets en cours, comme le registre social unique d’identification biométrique, qui doit permettre de mieux cibler les aides que le gouvernement apporte aux populations.
On sait que le Fonds monétaire international (FMI) n’est pas favorable à ce type d’intervention des États, et s’inquiète des politiques dites du « quoi qu’il en coûte ». Discutez-vous avec les représentants de cette institution en vue de la mise en place d’un programme d’appui ?
Nous allons reprendre les discussions en début d’année prochaine, et nous espérons qu’à la fin du premier trimestre de 2023, nous parviendrons à un accord et à un programme. Vous dites que le FMI n’est pas très favorable à ce genre de subventions… Mais vous savez, le Fonds a changé. Et le FMI comprend que, quand il y a des situations exceptionnelles, il peut y avoir des mesures exceptionnelles. C’est une question de solidarité nationale. Et même internationale. Je vous rappelle que le FMI a milité en faveur de la redistribution des Droits de tirage spéciaux (DTS). C’est , dans une certaine mesure, pour soutenir les États dans leurs efforts de réduction des vulnérabilités.
Les finances publiques n’en sont pas moins soumises à rude épreuve. Le Covid hier, la guerre en Ukraine aujourd’hui… Cela oblige les pays à s’endetter pour faire face. Les Togolais doivent-ils s’inquiéter ?
Non. Nous suivons très bien la trajectoire de notre dette publique et, pour l’instant, elle reste soutenable. Elle représente 61 % du produit intérieur brut (PIB), quand la limite communautaire est fixée à 70 %.
En tant que ministre des Finances, pensez-vous que le franc CFA a permis d’assurer une certaine stabilité ?
Je vais vous surprendre : ce n’est pas la monnaie qui assure la stabilité, ce sont les politiques monétaires et la rigueur de ceux qui en ont la charge. L’arrimage à l’euro, cela dépend des fondamentaux.
N’oubliez pas que nous avons déjà eu à faire à une dévaluation, en 1994. Pourquoi y a-t-il eu cette dévaluation ? Parce que les fondamentaux l’exigeaient. Donc, si les fondamentaux ne sont pas au beau fixe, la monnaie ne peut pas être arrimée avec un taux de change constant. C’est pour cela que, comme je vous le dis, ce sont les politiques monétaires mises en œuvre pour veiller à la valeur de la monnaie, à sa valeur intérieure et à sa valeur extérieure, qui font que nous avons aujourd’hui cette stabilité sur le plan financier.
Outre le cadre macroéconomique, attirer les investisseurs étrangers passe-t-il aussi par la mise en place effective de la Zone de libre-échange africaine ?
Les investisseurs étrangers, qu’est-ce qui les attire? En ce qui concerne notre pays, nous pensons que c’est d’abord le climat des affaires, un cadre macroéconomique stable et les réformes structurantes que nous menons. Mais, effectivement, la Zlecaf est aussi un immense marché qui va sans doute attirer les investissements étrangers.
Mais, de sommet en sommet sur la Zlecaf, on a le sentiment que l’on en parle, mais que les décisions sont lentes à venir…
Les initiatives du secteur privé, comme l’AFIS, permettent aussi d’avancer. Car ce sont ces banques qui vont aider à l’intégration africaine. C’est pour cela que nous soutenons vraiment ce type d’événements, qui amène des groupes de divers horizons à se parler et à trouver, ensemble, comment avancer et proposer aux politiques des approches, des solutions.
Un des enjeux de l’AFIS, c’est justement de faire réfléchir les acteurs du secteur financier à la meilleure manière de faire entendre la voix de l’Afrique au-delà du continent…
Oui, l’Afrique a sa réalité, et la réglementation au niveau international devrait en tenir compte ou, à tout le moins, donner parfois un peu de temps à l’Afrique pour qu’elle puisse s’ajuster. Nous n’avons pas la même histoire, nous ne sommes pas au même niveau de développement. L’Afrique connaît une poussée démographique importante, fait face à d’énormes défis sociaux, sécuritaires, en matière d’infrastructures également… La réglementation internationale sur le financement de nos économies devrait tenir compte de nos réalités et laisser le temps au secteur financier africain de s’adapter.
Pourquoi, selon vous, il est important d’avoir des banques africaines puissantes ?
Nous pensons que c’est un enjeu de souveraineté. Les décisions de financement de nos économies devraient se prendre sur le continent africain plutôt qu’ailleurs. Aujourd’hui, nous sommes soumis au bon vouloir des banques internationales. Si cela se joue sur le continent, ce sont des gens que nous connaissons, qui nous connaissent et qui se connaissent entre eux.
Lors de la COP27 en Égypte, l’Afrique a obtenu la création d’un fonds pour son adaptation au changement climatique. Mais les engagements internationaux restent relativement maigres. L’Afrique doit-elle voir le verre à moitié plein ou à moitié vide ?
L’accord trouvé lors de la COP27 est historique en ce qui concerne les compensations financières pour l’Afrique. Comme vous savez, le continent représente 17 % de l’humanité, mais n’émet que 4 % des gaz à effet de serre. C’est pourtant nous qui subissons le plus les conséquences du réchauffement climatique. Cet engagement financier est donc juste pour l’Afrique.
Pour autant, nous pensons qu’il faut poursuivre la discussion parce que, sur les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, nous n’avons pas pu parvenir à un accord. Nous restons très attentifs à la situation, parce que cela a un impact sérieux sur nos économies. Selon la commission économique pour l’Afrique des Nations unies, l’impact du réchauffement climatique – inondations, sécheresse… – peut à atteindre 5 à 15 % du PIB des pays du continent.
Dans le contexte des différentes crises dont nous avons parlé, le Togo peut-il aussi faire de la lutte contre le réchauffement climatique une priorité ?
C’est une priorité. Regardez la mise en œuvre de notre plan de développement. Nous avons, près de la frontière avec le Bénin, deux routes qui sont submergées par la mer. Ce sont des investissements perdus. C’est un exemple qui montre à quel point nous sommes sensibles à la lutte contre le réchauffement climatique. Nos décisions économiques sont toutes prises avec un objectif de durabilité.